OHE DU COLUMBIA
THE NEW YORK TIMES, 8 novembre
« L’ex-président Henry Parker Britland IV vient d'acheter le yacht Columbia, qui battra à nouveau le pavillon de la famille. Construit pour la famille Britland et lancé en 1940, le Columbia fut vendu en 1964 à feu Hodgins Weatherby. Peu de temps avant cette vente, le yacht avait été le théâtre de la mystérieuse disparition du Premier ministre du Costa Barria, Garcia del Rio, toujours inexpliquée à ce jour.
« Depuis qu’il n’était plus la propriété des Britland, le bateau avait la réputation d’être hanté, en raison non seulement de la disparition du ministre, mais du comportement excentrique et parfois discutable de son dernier propriétaire.
« Plus grand et apparemment beaucoup plus luxueux que le Séquoia, le yacht présidentiel Columbia fut l’une des retraites favorites des chefs d’État américains, depuis le président Roosevelt jusqu’à Gerald Ford. »
Dans l’Edwardian Room du Plaza, à New York, Congor Reuthers, sa mince silhouette musclée tassée dans un fauteuil, lisait à voix haute l’article du journal et regardait d’un air inquiet son employeur qui lui en avait donné l’ordre.
Ils étaient assis à une table près d’une fenêtre donnant sur Central Park, et seul le clop-clop étouffé des calèches à cheval montant de la rue rompait le silence qui régnait dans la pièce élégamment meublée. En attendant la réaction qui n’allait pas tarder à survenir, Reuthers revit sa première chasse au renard. Alors jeune et innocent, il s’était demandé ce qu’éprouvait le renard une fois pris au piège. Maintenant il le savait.
Ce qu’il avait prévu arriva. Son employeur reposa lentement sa tasse de café dans la soucoupe. Même les lentilles bleues ne purent cacher la fureur dévastatrice qui brûlait dans ses yeux noirs. Comme toujours, Angelica voyageait incognito. Aujourd’hui, elle était lady Roth-Jones, portait des verres de contact bleus, une perruque blond foncé à la coupe sévère, un tailleur de tweed et des chaussures à talons plats.
Reuthers ne put soutenir son regard.
« Je suis navré », murmura-t-il, regrettant immédiatement d’avoir ouvert la bouche.
« Vous êtes navré. » Le ton était neutre. « J’espérais de votre part une réponse plus appropriée. Où était passé Carlos ?
— Il était présent, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre.
— Alors pourquoi n’a-t-il pas enchéri ?
Non, je veux dire, pourquoi n’a-t-il pas acheté le bateau ?
— Il a eu peur que l’un des agents des services secrets ne le reconnaisse. Tout le monde ignorait que Britland avait l’intention de se déplacer. Nous n’avions pas prévu une telle compétition. Carlos s’est précipité hors de la salle pour demander à Roberto de venir couvrir l’enchère. Mais lorsque Roberto a pu franchir le barrage de sécurité, le président Britland avait déjà triplé la mise à prix. Une minute plus tard, il était propriétaire du yacht. Le produit de la vente ira à un organisme de bienfaisance... »
Son vis-à-vis le fixa longuement sans rien dire avant de demander : « À quel usage Britland destine-t-il le bateau ? »
Cette fois, Reuthers aurait préféré avoir avalé sa langue plutôt que de répondre. « Il paraît qu’il compte prendre la mer dès que possible et se rendre dans sa marina privée de Boca Raton, en Floride. Il a un diplôme d’architecte, comme vous le savez, et il a l’intention d’en rénover l’intérieur lui-même avant d’en faire don au gouvernement qui y recevra à nouveau les chefs d’État en visite. Ce don sera accompagné d’une somme substantielle destinée à son entretien.
— Nous savons ce que cela signifie. »
Reuthers acquiesça d’un air penaud.
« Ni Carlos ni Roberto ne me sont plus d’aucune utilité. » Les doigts qui tenaient la délicate tasse de porcelaine se crispèrent convulsivement.
« Tout de même... » Reuthers serra les lèvres, étouffant une protestation.
« Tout de même ? » Les mots jaillirent avec un sifflement venimeux. « Prenez garde de ne pas faire partie du même lot. De quelle utilité m'êtes-vous ? Vous auriez dû savoir que Britland avait l’intention de se porter acquéreur du Columbia. » Ses yeux durs jetèrent à Reuthers un regard à vous glacer le sang. « Disparaissez de ma vue maintenant ! »
« Henry, chéri, je n’arrive toujours pas à y croire », soupira Sunday en s’appuyant à la rambarde du Columbia, plissant les yeux pour apercevoir Belle Maris, la propriété de bord de mer des Britland en Floride. Tendant le cou, elle écarta une mèche de cheveux blonds qui cachait ses yeux bleus au regard pétillant.
« Ma toute-belle, mon épousée, mon dernier, mon étemel, mon plus beau cadeau du ciel, mon enchantement toujours renouvelé », se répétait Henry en la contemplant de la chaise longue sur laquelle il était allongé, étudiant les plans du Columbia. Depuis l’enlèvement récent de Sunday, ces doux vers de Milton lui venaient fréquemment à l’esprit.
« Pourquoi n’y crois-tu pas ?
— Parce que, à l’âge de neuf ans, j’ai lu un livre sur le Columbia, et essayé de me représenter le président Roosevelt et Winston Churchill descendant le Potomac à son bord. Peux-tu imaginer leurs conversations ? Et le président Truman qui jouait du piano pour ses invités quand Bess et lui recevaient sur le bateau. Et les Kennedy et les Johnson... Ils adoraient tous ce yacht, et sais-tu que Gerald Ford s’entraînait au golf sur le pont avant ?
— Et que le capitaine a pris une balle dans la figure ? » ajouta Henry sans sourciller. « On dit que l’équipage recevait une prime de risque lorsque Ford sortait ses clubs de golf. »
Sunday sourit. « J’aurais dû me douter que tu savais toute l’histoire du Columbia. Tu y as presque grandi. » Sa mine se rembrunit. « Et je sais que tu n’as jamais oublié cette nuit où le Premier ministre del Rio a disparu. C’est compréhensible. Sa mort plane encore sur nous.
— J’avais douze ans, dit Henry d’un air grave. Et je suis le dernier à qui il ait parlé avant d’aller fumer une cigarette sur le pont. L’homme le plus charmant que j’aie jamais connu. Il m’avait demandé de faire quelques pas avec lui. »
Sunday vit le regard de son mari s'assombrir. Elle s’approcha de la chaise longue et s’assit sur le bord.
Henry bougea ses jambes pour lui faire de la place et lui prit la main. « Comme j’étais le seul représentant de ma génération, mon père m’emmenait partout. Seigneur ! Je suis même parti avec lui rendre visite au shah d’Iran durant les jours de gloire du royaume. »
Sunday ne se lassait jamais d’écouter les récits de jeunesse d’Henry. Son expérience était si différente de celle qu’elle avait connue dans le New Jersey, elle, la fille d’un conducteur de locomotive du New Jersey Central.
Aujourd’hui, aussi curieuse qu’elle fût de l’entendre parler de sa visite au shah, Sunday était plus intéressée par ce qui s’était passé sur le Columbia lors de cette nuit tragique. « J’ignorais que tu étais le dernier à avoir parlé à del Rio, dit-elle doucement.
— Le dîner avait été très agréable, poursuivit Henry. Le Premier ministre avait annoncé la proposition faite par mon père d’envoyer sa compagnie de travaux publics construire au Costa Barria une série de ponts, de tunnels et de routes, dont la moitié du coût représenterait sa contribution personnelle au développement de ce pays. Une amélioration considérable pour l’économie. Toutes les personnes présentes comprirent qu’elle aurait pour résultat de maintenir del Rio au pouvoir, et par conséquent d’empêcher le pays de retomber entre les mains de la dictature.
— Del Rio et ses partisans ont dû se réjouir de cette décision, dit Sunday. Crois-tu possible qu’il se soit suicidé ? » Remarquant l’expression soucieuse qui envahissait le visage de son mari, elle ajouta : « Henry, chéri, je comprends qu’il te soit extrêmement pénible de remuer toute cette histoire. Dis-moi franchement si tu préfères que je prenne le large. »
Henry leva les yeux. « Dans ce cas, il te faudra couvrir une bonne distance à la nage pour atteindre la rive. Et, bien que tu ne l’aies pas mentionné — pas encore —, je sais que tu n’as toujours pas décidé quel serait ton vote à la
Chambre des représentants concernant le renouvellement de l’aide au Costa Barria. »
Sur la défensive, Sunday répliqua : « Tu penses qu’il serait préférable de continuer à les étrangler, n’est-ce pas ? Mais comment ignorer l’existence d’une île de huit millions d’habitants dont la presque totalité vit dans la pauvreté et qui ont désespérément besoin de notre aide ? »
— Bobby Kennedy a utilisé un argument similaire lorsqu’il a été question de l’ouverture de la Chine.
— C’était en 1968, n’est-ce pas ?
— En juin 1968, pour être précis. Pour en revenir au Premier ministre du Costa Barria, c’était un grand ami de mon père et il séjournait à la maison régulièrement. Je suis fier de dire qu’il m’avait pris en affection, et, comme je m’étais mis dans la tête d’en apprendre le maximum sur son pays, il s’amusait souvent à me poser des colles. Ce dernier jour, nous nous étions baignés dans la piscine en plein air. C’était un après-midi radieux, mais il semblait mélancolique. Il m’a dit quelque chose de très étrange. D’un air sombre, il m’a confié que les dernières paroles de César le poursuivaient.
— “Et tu, Brute” ? Que signifiaient donc ces mots pour lui ?
— Je l’ignore. Il vivait dans l’appréhension d’être un jour assassiné, c’est certain. Une crainte constante. Mais il s’était toujours senti en sécurité à bord du Columbia. Cependant, je sais qu’il était sujet à des accès de dépression, et d’après ce que je comprends aujourd’hui, cette angoisse pourrait l’avoir fait basculer ce soir-là.
— C’est plausible, fit Sunday.
— Comme je viens de te le dire, le dîner fut très agréable et se termina à dix heures et quart. Mme del Rio se retira tout de suite, mais le Premier ministre s’attarda un moment pour bavarder de tout et de rien. Puis, comme je m’apprêtais à quitter la salle à manger, il m’invita à faire un tour avec lui sur le pont. Je répondis que j’avais promis à ma mère de lui téléphoner à dix heures et demie. Levant alors les yeux vers lui, je me rendis compte qu’en dépit de son attitude affable, del Rio était profondément troublé. Je me repris immédiatement et lui assurai que ma mère ne m’en voudrait pas de la négliger pour lui, qu’elle serait très honorée de voir son fils lui tenir compagnie.
— Tu n’as donc rien à te reprocher », souligna Sunday.
Henry regarda la mer au loin. « Je me souviens qu’il m’a donné une tape sur l’épaule en me disant que je ne devais pas décevoir ma mère, que c’était peut-être mieux ainsi. Il a ajouté qu’il préférait être seul, en fin de compte, qu’il avait une question très importante à résoudre. Puis il m’a embrassé et, dans le même temps, il a pris subrepticement une enveloppe dans une de ses poches et l’a glissée dans une des miennes, me chuchotant de la conserver précieusement.
« Ensuite, continua Henry, je suis descendu dans ma cabine d’où j’ai appelé ma mère pour lui raconter la soirée. Le lendemain matin, les sanglots de Mme del Rio m’ont réveillé. Et, quoi qu’il soit arrivé, j’ai su que j’aurais pu l’empêcher.
— Ou tu aurais pu partager le sort de del Rio, en essayant de le sauver, dit vivement Sunday. Tu aurais pu plonger à sa suite, par exemple. Allons, crois-tu qu’un gamin de douze ans, même toi, aurait pu changer le cours des choses ? Tu te fais des reproches injustifiés. »
Henry secoua la tête. « Peut-être. En tout cas, je ne cesse de me remémorer cette soirée, sachant que le petit garçon que j’étais a pu remarquer quelque chose de suspect sans en comprendre la portée sur le moment.
— Voyons, Henry, protesta Sunday, on croirait entendre certains des accusés que j’ai défendus : Le type qui a descendu ma femme est parti dans cette direction et...
— Non. Ce que tu ne comprends pas, chérie, c’est que mon père m’avait demandé de consigner par écrit mes impressions de cette soirée, comme je le faisais à chaque occasion importante. Je rédigeais mon journal sur des feuilles volantes, pour pouvoir ensuite les regrouper par thème. C’est d’ailleurs ce que je fais maintenant que j’ai entrepris de raconter mes mémoires.
— Pour ma part, j'écrivais mon journal sur un cahier à spirale, dit Sunday.
— J’aimerais beaucoup le lire.
— Jamais de la vie ! Mais revenons à nos moutons. Où en étais-tu ?
— Après avoir parlé à ma mère, malgré ma fatigue, je me suis forcé à rapporter de manière détaillée les événements de la journée. Puis je laissai le journal sur mon bureau, avec la lettre du Premier ministre posée par-dessus. Ces pages, ainsi que la lettre, disparurent la nuit, pendant que je dormais. »
Sunday le regarda, stupéfaite.
« Tu veux dire que quelqu'un est entré dans ta cabine pendant ton sommeil et a volé l’enveloppe ainsi que la transcription de tes impressions de la soirée ?
— Oui.
— Dans ce cas, Henry chéri, il s’agit purement et simplement d'un acte de malveillance. »
« Les voilà, Sims », dit Marvin Klein, posté derrière la baie vitrée du salon de Belle Maris, le regard fixé sur l’élégant navire de plaisance qui jetait l’ancre.
Sims traversa d’un pas solennel la pièce où il était en train d’arranger des fleurs sur la table basse. « Enfin ! s’exclama-t-il. Je me félicite que tout soit en ordre pour les accueillir. Ça, on peut dire que le Columbia est un beau navire, n’est-ce pas ? J’ai plusieurs fois navigué à son bord, savez-vous. » Il poussa un soupir. « Jusqu’à ce drame.
— Vous étiez donc sur le Columbia cette nuit-là ! s’étonna Marvin.
— En effet. J’étais depuis moins de deux ans au service de la famille, mais M. Parker Britland III avait eu la bonté de m’estimer attentif aux petits détails qui agrémentent l’existence, et il m’emmenait sur le yacht en certaines occasions, comme ce week-end. Le Président n’était alors qu’un tout jeune garçon, mais je me souviens de son émotion à la disparition du Premier ministre. C’est naturel. À la vérité, il est resté malade pendant plusieurs jours. Par la suite, avec la passion qui le caractérise, il a voulu savoir exactement ce qui s’était passé, mais son père a préféré ne plus jamais en parler. »
L’expression songeuse de Sims s’effaça et il se permit un sourire réservé en voyant Henry et Sunday embarquer sur le canot automobile. « Les crabes sont presque cuits, dit-il à Klein. Le Président va se régaler.
— Certainement, approuva Marvin. Mais, encore une question, Sims. Vous dites qu’on n’a plus jamais parlé de la nuit où le Premier ministre a disparu. Il y a pourtant eu une enquête ?
— Bien entendu, d’autant plus que le corps ne fut jamais retrouvé. Mais que pouvait-on dire ? Toutes les mesures de sécurité avaient été prises. Comme vous le verrez, la grande suite est située au-dessus des autres, et possède son pont particulier. M. Britland l’avait réservée au Premier ministre ce week-end-là. Les gardes du corps étaient postés au pied de l’escalier qui y mène. Naturellement, le bateau avait été soigneusement fouillé avant le départ et chacun à bord, l’équipage comme le personnel de service, était au-dessus de tout soupçon. Le Premier ministre était également accompagné de quatre membres de sa sécurité personnelle.
— Et sa femme était à bord ?
— Oui. Il venait de l’épouser et ne voyageait pas sans elle.
— D’après ce que je crois savoir, elle est devenue plutôt coriace.
— Plutôt. Elle a succédé à Garcia del Rio. M. Parker Britland III n’aurait jamais imaginé qu’elle prendrait sa place, mais elle a habilement joué de l’amour du peuple pour son mari disparu et fini par devenir inamovible. Elle est parvenue à anéantir peu à peu l’opposition en prétendant que les ennemis de son mari étaient responsables de sa mort. Aujourd’hui, c’est exact, elle se comporte en dictateur. »
Marvin Klein eut l’air songeur. « Je l’ai rencontrée il y a sept ans, à l’occasion d’une réunion des Etats d’Amérique centrale organisée par le président Britland. Elle venait d’avoir cinquante ans et était encore très belle. Le Président l’appelait “Madame Castro”. Mais il ajoutait toujours que si son mari était resté en vie, l’existence de cette femme aurait été totalement différente. »
Sims soupira. « C’est une des raisons pour lesquelles il s’est toujours senti coupable. Il n’a cessé de penser que s’il avait accompagné le Premier ministre sur le pont, il aurait pu éviter sa mort, encore qu’à mon avis un tiers soit impuissant à retenir quelqu’un qui est déterminé à se suicider.
— J’ai entendu dire que le Premier ministre faisait souvent un rêve au cours duquel il était assassiné.
— Une histoire à la Lincoln, n'est-ce pas ? fit Sims. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, monsieur Klein, je dois m’occuper de mon service. Le canot du Président et de Mme Britland approche du débarcadère. »
Congor Reuthers s’inscrivit à l’hôtel Boca Raton, arborant l’air désinvolte du joueur de golf chevronné. Veste de lin bleu ciel et jean blanc parfaitement coupés, sac de golf discrètement patiné, valise pliante pour deux costumes. Pour compléter le tout, il portait à l’épaule l’étui en cuir de son appareil photo, dans lequel était rangé non pas l’appareil, mais un téléphone portable extrêmement perfectionné.
Si le sac de golf et les clubs étaient bien réels, pour Reuthers cependant ils ne constituaient que de simples accessoires destinés à lui donner l’apparence d’un touriste. Les clubs, pour être exact, avaient autrefois appartenu à un industriel du Costa Barria qui s’était permis de critiquer en public Mme del Rio, et avait dû les abandonner avec le reste de ses biens lorsqu'il avait pris la fuite.
Reuthers s’aperçut que le concierge s'adressait à lui. Qu’est-ce qu’il racontait ? Quelque chose concernant le golf.
« Oui, oui, fit-il. J’ai hâte de manier mes battes de golf. Ce sport est ma passion, vous savez. »
Sans saisir l’étendue de sa gaffe, il fit demi- tour et suivit le groom jusqu’à la suite d’où il se proposait de mener l’opération dont il était chargé, la fouille du Columbia.
À quatre heures le téléphone sonna.
C’était Lenny Wallace, également connu sous le pseudonyme de Len Pagan, mais dont le véritable nom était Lorenzo Esperanza, la taupe qu’ils avaient introduite au sein de l’équipage du Columbia.
Avec satisfaction, Reuthers se représenta le visage poupin de l’homme, son sourire angélique, le fin duvet au-dessus de sa lèvre supérieure, les taches de rousseur qui constellaient son nez et ses grandes oreilles. Len ressemblait à Mickey Rooney jeune dans le rôle d’Andy Hardy.
Dans la réalité, c’était un tueur endurci.
« Ça va être coton », dit Len d’un ton traînant.
Reuthers se mordit la lèvre, se rappelant que l’homme de main était l’un des chouchous du Premier ministre Angelica del Rio. Il se souvint aussi qu’elle ne tolérait pas l’échec. « Et pourquoi donc ? aboya-t-il.
— Parce que la femme du président Britland fourre son nez partout. Et elle passe son temps à poser des questions sur ce qui s’est passé cette nuit-là. »
Reuthers sentit ses paumes devenir moites. « Par exemple ?
— Je faisais semblant d’astiquer un truc dans la salle à manger. Britland et elle se trouvaient là. Ils parlaient de ce dîner avec del Rio ; elle lui demandait où étaient placés les gens à table.
— Il n’avait que douze ans à cette époque, protesta Reuthers. De quoi diable pourrait-il se souvenir qui puisse nous gêner aujourd'hui ?
— Elle a dit que jamais elle ne l’avait entendu, lui, son mari, se plaindre autant d’une sensation générale de fatigue. Elle a dit quelque chose du genre : “Tu étais fatigué, le Premier ministre était fatigué, ton père était fatigué. Qu’est-ce que vous aviez donc avalé au dessert, du Valium ?” »
Reuthers ferma les yeux, ignorant le spectacle splendide du soleil qui entamait sa descente. Son pire cauchemar se réalisait. Ils s’approchaient trop dangereusement de la vérité. « Il faut retrouver ces foutus papiers, ordonna-t-il.
— Ecoutez, l’endroit grouille de types des services secrets. Je n’aurai qu’une occasion, et une seule. Il vaudrait mieux que votre tuyau soit le bon. Vous êtes sûr d’avoir caché les papiers dans la cabine A ?
— Dis donc, espèce de petite frappe, pour qui te prends-tu ? Evidemment que j’en suis sûr ! » explosa Reuthers.
Le souvenir de cette fameuse nuit le fit frissonner. Il avait fouillé dans la veste du Premier ministre et s'était rendu compte que la lettre avait disparu. Je savais que le môme était le dernier à lui avoir parlé. Il lui avait sûrement livré l’enveloppe. Elle devait donc être en sa possession. Il fallait que je trouve sa cellule dans le noir. Le gosse dormait dans la cabine A. Avec mon sens lamentable de l’orientation, j’ai ouvert la mauvaise porte. Heureusement qu’il n’y avait personne dans la cabine B.
Reuthers avait encore des sueurs froides en revoyant la scène. Il était entré sur la pointe des pieds dans la cabine du petit garçon, craignant que le steward ne revienne et, trouvant la lumière de la coursive éteinte, ne cherche à savoir pourquoi. S’éclairant à l’aide d’un stylo- torche, il s’était approché du bureau et avait trouvé la lettre de del Rio. Par hasard, il avait jeté un coup d’œil sur le journal intime, l’avait lu et s’était empressé d’en arracher les dernières pages.
C’est alors qu’il avait entendu la poignée de la porte tourner et que l’enfant s’était agité sur sa couchette. Pris de panique, il s’était réfugié dans la penderie et, en tâtonnant, avait trouvé une ouverture découpée dans la cloison. Craignant qu’on ne fouille la cabine, il y avait introduit l’enveloppe et les pages du journal.
Depuis sa cachette, il avait entendu quelqu’un entrer, s’approcher du lit, faire demi- tour et s’en aller. Mais quand il avait voulu récupérer les papiers, il n’avait pas pu les atteindre. Pendant près d’une heure, il avait essayé d’introduire sa main au fond de l’ouverture, sentant le bout de ses doigts effleurer l’enveloppe sans pouvoir la saisir. Ensuite, Mme del Rio avait donné l'alarme. J’ai à peine eu le temps de quitter la cabine avant que le gosse ne se réveille, se souvenait-il. Elle hurlait comme une démente. Il avait appris que, le lendemain, des coffres-forts avaient été installés dans toutes les cabines. C’était pourquoi l’ouverture avait été aménagée dans la penderie.
« Ça va pas être facile, insistait Len. Les gars de Britland sont malins. On dirait qu’ils ont des yeux derrière la tête. Je me suis déjà fait engueuler par leur chef parce que j’étais entré dans la salle à manger pendant que les Britland s’y trouvaient.
— Ce n’est pas mon problème ! aboya Reuthers. Soyons clairs. Si tu parviens à récupérer ces papiers sans casse et à filer, tu auras droit aux généreux remerciements du patron. Si tu rates ton coup, ta vieille mère et ses huit sœurs peuvent dire adieu à cette terre. »
Le ton de Lorenzo se fit soudain implorant : « Touchez pas à ma maman et à mes tantes.
— Alors je te conseille de retrouver ces papiers, à n’importe quel prix. Compris ? C’est pour installer un coffre-fort qu’ils avaient pratiqué une ouverture. Ils risquent de retrouver les papiers en rénovant comme prévu le bateau. Défonce le panneau à l’arrière de la penderie de la cabine A. C’est là qu’ils se trouvent ! Je me fous de la façon dont tu t’y prendras ; fais-le, un point c’est tout, et ne te goure pas ! »
« Henry, lorsque tu as raconté à ton père la disparition des papiers, comment a-t-il réagi ? » demanda Sunday, savourant une coupe de champagne dans le salon vitré du Columbia, une salle semi-circulaire à l’arrière du yacht, dans laquelle pouvaient s’asseoir confortablement une dizaine de personnes et qui était, comme Henry aimait à le souligner, l’endroit préféré de nombreux dignitaires pour y converser, lire, ou simplement contempler l’horizon.
« J’ai peur qu’avec le drame de la disparition du Premier ministre, mon père n’ait pas prêté attention à mon histoire de papiers volatilisés. Del Rio avait l’habitude de griffonner des dessins sur les menus ou sur les textes de ses discours, et mon père a pensé qu’il m’avait peut-être remis ce genre de chose.
— Et les passages de ton journal ?
— Il m’a dit de les réécrire si cela pouvait me consoler. Je m’étais réveillé avec un affreux mal de tête — j’avais sans doute attrapé un virus quelconque —, et naturellement un vent de panique soufflait à bord du bateau. Des hélicoptères patrouillaient autour de nous, cherchant à repérer le corps. Il y avait des bateaux, des plongeurs de la marine, tout ce que tu peux imaginer.
— Crois-tu que del Rio t’avait remis un simple griffonnage dans cette enveloppe ?
— Non, je ne crois pas.
— A-t-on sérieusement cherché à retrouver ces papiers ?
— Pour rendre justice à mon père, je dois dire qu’on a fouillé le bateau de fond en comble. Sims en personne a examiné ma cabine pour s’assurer que je n’avais pas rangé ailleurs l’enveloppe. Mais il n’a rien trouvé.
— Et puisque tu écrivais ton journal sur les feuilles volantes d’un classeur, il n’y avait aucune trace de pages déchirées.
— Exactement. » Il marqua une pause et regarda sa femme avec tendresse. Un sourire éclaira son visage. « Soit dit en passant, si tes électeurs pouvaient te voir en ce moment, ils ne voteraient jamais pour toi. Tu as l’air d’avoir douze ans. »
Sunday portait une jupe longue fleurie, un débardeur blanc et des sandales. Elle haussa les sourcils. « Je ne ressemble peut-être pas à un digne membre du Congrès, dit-elle en prenant une mine grave mais pour ta gouverne, sache que toutes ces questions ne sont pas dictées par une curiosité enfantine, ni parce que je te sais perturbé par le souvenir de cette nuit. J’ai de Mme del Rio exactement la même opinion que toi. J’aimerais, pour changer, que le Costa Barria jouisse un jour d’un gouvernement honnête et libéral. Mais il en faudrait encore beaucoup pour que le peuple soit écœuré au point de se soulever contre elle, et, à moins d’un renversement de situation, elle va l’emporter sans mal aux prochaines élections. C’est comme si c’était fait.
— En effet.
— Et j’enrage de penser qu’un membre de l’entourage de Garcia del Rio a pu dérober pendant ton sommeil la note qui expliquait peut-être son suicide. Qui sait, les choses auraient probablement pris un tour différent.
— J’enrage encore davantage à l’idée que j’aurais pu sauver la vie du Premier ministre si je l’avais accompagné sur le pont. C’est principalement pour cette raison que j’ai acheté le Columbia. A l’exception de ce drame, il a eu une histoire riche et remarquable. Je voudrais effacer cette tache, d’une façon ou d’une autre. »
Sims entra discrètement, portant un plateau de crackers au fromage. Sunday se servit et leva la tête vers lui. « Sims, vous aviez déjà navigué à bord de ce yacht, n’est-ce pas ?
— Oui, madame.
— Comment le trouvez-vous aujourd'hui ? »
Le front de Sims se plissa. « Très bien entretenu, vraiment, madame, mais, si je puis me permettre une remarque, il est un peu choquant que rien, absolument rien, n’ait été changé. Je pense en particulier aux tentures, à la literie, aux tissus. Durant les trente-deux années où le Columbia est resté la propriété de M. Hodgins Weatherby, ce dernier l’a visiblement conservé comme une relique. »
Henry eut un petit rire. « Je peux vous en donner la raison, Sims : Weatherby n’était pas un marin. À dire vrai, la seule vue d’une vague le frappait de terreur. Il avait dépensé une fortune pour faire draguer la baie afin de pouvoir embarquer directement depuis le quai, et à part l’équipe d’entretien, personne n’était autorisé à monter à bord, hormis son psychanalyste et lui. Il s’asseyait toujours ici. » Henry tapota le bras de son fauteuil, et, indiquant celui qu'occupait Sunday : « Et le psy s’installait à ta place.
« Je ne te l’ai pas dit, chérie, mais tu occupes le siège de sir Winston Churchill. D’après la rumeur, lorsque Roosevelt emprunta le Columbia à mon père pour emmener Churchill en croisière, celui-ci adopta immédiatement ce siège. Par l’intermédiaire du psy, le vieux Weatherby s’entretenait avec le Premier ministre britannique, avec Roosevelt, de Gaulle et Eisenhower, pour ne citer qu’eux. J’ai cru comprendre, cependant, qu’il refusait de parler à Staline.
— À t’entendre, ce yacht était pour lui une sorte de belvédère doublé d’un divan de psychanalyste, dit Sunday. Je comprends pourquoi la famille Weatherby en a fait don après sa mort à une organisation charitable de vente aux enchères.
— Moi aussi. Mais c’est ainsi qu’est née la légende selon laquelle le bateau serait hanté. Le psy avait probablement un grand talent d’imitateur. »
On frappa à la porte. Marvin Klein entra, hésitant. « Monsieur le Président, je ne voulais pas vous déranger, mais le secrétaire d’État vous demande au téléphone.
— Tony ? s’étonna Henry. Que se passe-t-il donc ? » Il prit le téléphone que Klein lui tendait. « Allô, Tony, dit-il d’un ton joyeux. J’espère que Ranger t’en fait voir de toutes les couleurs ! »
Ranger était le nom de code donné par les services secrets au chef de l’État.
Le secrétaire d’État Anthony Pryor avait été choisi comme premier conseiller par le successeur d’Henry, le président Desmond Ogilvey. Ami d’Henry depuis le temps où ils faisaient leurs études ensemble à Harvard, Pryor abandonnait volontiers son ton formel avec lui. « Henry, j’ai un boulot dément, tu t’en doutes. Ecoute, maintenant que tu as racheté le Columbia, nous voudrions te demander un petit service. Tu vas recevoir un appel des gens de Miguel Alesso. Il désire te voir. Ranger aimerait que tu le rencontres.
— Alesso ? Ne se présente-t-il pas contre le Premier ministre du Costa Barria ?
— Exactement. Et il est à Miami incognito. Selon lui, c’est Angelica del Rio qui a organisé le meurtre de son mari il y a trente-deux ans, et ses agents ont tenté d’acheter le Columbia à la vente aux enchères, mais tu les as devancés.
— D’où tient-il tout ça ?
— De la veuve d’un des types qui ont raté la vente la semaine dernière. C’est elle qui l’a mis au courant. Ranger pense que tu es le seul à pouvoir dire si cette histoire est crédible ou non. Si tu juges qu’elle tient la route, cela influera considérablement sur notre position dans ces élections. Bien que l’affaire soit vieille de trente-deux ans, Garcia del Rio est considéré comme un héros dans son pays. N’oublie pas qu’Angelica del Rio doit venir ici en visite officielle en échange de sa promesse de respecter les droits de l’homme et de relâcher les opposants politiques. Ranger n’a pas spécialement envie de recevoir des tomates à la figure si jamais quelqu’un prouve qu’elle a fomenté l’assassinat de son mari.
— Tu veux dire que d’après Des, il s’agirait d’une tactique pour nous forcer à retirer notre soutien à del Rio juste avant l’élection ?
— Tu as mis dans le mille. Henry, ces foutus petits pays sont capables de vous rendre cinglé.
— Pas plus que les gros, lui rappela Henry. Je rencontrerai Alesso, bien sûr. Demain matin, ici même, à bord du Columbia.
— Parfait. Nous nous occupons de la logistique. »
Henry rendit le téléphone à Marvin Klein et regarda Sunday. « Ma chère, peut-être avais- tu raison, comme d’habitude.
— À quel propos ?
— À propos de la mort de Garcia del Rio. »
Congor Reuthers savait par expérience qu’un bon repas vous réconcilie avec l’existence. On était lundi. Lenny lui avait fait savoir que les Britland s’envoleraient le mercredi matin pour Washington, où la représentante Sandra O’Brien Britland devait prendre part au débat sur l’aide au Costa Barria. Une fois les Britland partis, tous les hommes d’équipage en surplus, y compris Lenny, descendraient à terre. Conclusion, le temps pressait. Lenny devait s’introduire dans la cabine A dès le lendemain.
Pour le moment, en tout cas, Congor ne pouvait rien faire de plus. Sauf manger. L’ambiance du restaurant de l’hôtel Boca Raton lui avait paru agréable et il décida d’y dîner. Quelques martinis et un homard le ragaillardiraient. Décrochant le téléphone, il composa le numéro du restaurant et retint une table près d’une fenêtre, face au canal.
En arrivant au bureau d’accueil, il apprit avec indignation qu’il n’aurait pas la table de son choix. Placé devant l’alternative de faire demi-tour ou d’accepter la situation, il laissa son estomac décider.
« Vous comprendrez sûrement pourquoi nous avons dû modifier nos réservations, monsieur, s’excusa le maître d’hôtel avec un sourire nerveux tout en conduisant Reuthers à une table où la seule eau visible était celle d’une carafe. Vous voyez pourquoi nous avons dû garder quelques tables libres », murmura- t-il en faisant un geste en direction de la baie vitrée.
Le cœur de Reuthers fit un bond dans sa poitrine. Seul à une table, bronzé et souriant, le couple chéri de l’Amérique, l’ex-président des États-Unis et son épouse, Mme la représentante du New Jersey au Congrès, était tranquillement en train de bavarder en savourant un cocktail.
Reuthers plongea la main dans sa poche et en tira l’étui à cigarettes qui renfermait son écouteur. D’un geste désinvolte, il le posa ouvert sur la table, orienté dans la direction des Britland, puis fit mine de se gratter la tête et introduisit le minuscule récepteur dans son oreille. Il eut immédiatement la satisfaction d’entendre Henry Parker Britland IV dire à sa femme : « Cette rencontre avec Alesso demain m’intéresse particulièrement. »
Alesso ! Reuthers sursauta. Alesso ! Pour quelle raison Britland le rencontrait-il ?
Il porta la main à son oreille pour étouffer le brouhaha des tables autour de lui, et se rendit compte qu’on lui parlait.
« Je regrette, monsieur, mais vous êtes dans une zone non-fumeurs. » Reuthers leva les yeux, vit la moue de désapprobation sur le visage du garçon, et comprit qu’il venait de rater une partie de la réponse de Sunday Britland : « Alesso détient la preuve... »
« Je ne fume pas », répliqua-t-il sèchement. Le regard du serveur fixa l’étui.
« Je le garde ouvert pour tester ma volonté.
— Alors, monsieur, si vous le permettez... » Le serveur déplaça l’étui de manière à le dissimuler derrière le vase de fleurs et la corbeille de pain. « Ainsi, les autres convives ne le verront pas et n’auront pas l’impression d’être dans une zone fumeurs. Vous n’êtes peut-être pas le seul ici à essayer de résister à la tentation. La vue de votre porte-cigarettes pourrait créer des complications. Monsieur, avez-vous déjà essayé le chewing-gum ? C’est un moyen comme un autre... »
« Partez d’ici, imbécile, Britland vous regarde ! »
Reuthers sursauta en entendant la voix familière et rageuse qui lui déchirait le tympan.
« II risque de vous reconnaître, abruti ! »
Il regarda autour de lui, scrutant fiévreusement la salle. Quel déguisement Angelica arborait-elle aujourd'hui ? Elle devait être folle d’inquiétude pour être venue ici au lieu de regagner directement le Costa Barria depuis New York. Il repéra une femme seule à une table, les cheveux grisonnants, le menton posé dans le creux de sa main, le regard fixé sur son verre de vin. C’était elle. Wilma la Solitaire, une autre des métamorphoses d’Angelica. Son regard se porta alors vers une table près de la fenêtre et croisa les yeux perçants de l’ex-président des États-Unis. Il y avait trente-deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Officiellement, Reuthers avait fait partie du funeste voyage comme membre de la garde personnelle de Garcia del Rio, et en théorie il avait été exécuté avec le reste du groupe pour avoir failli à sa mission et laissé le Premier ministre attenter à sa vie.
Britland le reconnaîtrait-il après tant d’années ?
Effrayé à la pensée d’être démasqué, Reuthers se leva rapidement et tourna le dos à l’ex-président. « Finalement, je préfère ne pas dîner ici », dit-il d’un ton sec, et il sortit en hâte de la salle à manger.
Il avait atteint l’ascenseur lorsque le serveur le rejoignit.
« Vous avez oublié votre étui à cigarettes, monsieur. Continuez à résister à la tentation. Courage ! »
Le chef des services secrets Jack Collins s'agitait nerveusement sur sa chaise. Assis à une table non loin des Britland, il avait l’impression qu’une voix intérieure l’avertissait d’un danger.
Il y avait quelque chose dans l’air. Il parcourut la salle des yeux, observant les occupants l’un après l’autre avec une extrême attention. Ils étaient nombreux — beaucoup de couples âgés, quelques familles avec de jeunes enfants. Tous bronzés, détendus, souriants. A une table, des hommes d’affaires corpulents échangeaient des plaisanteries.
Probablement venus jouer au golf aux frais de la princesse, jugea sévèrement Collins.
Il remarqua un homme en particulier, un individu à l’air arrogant qui montrait des signes visibles d'irritation et sortait furieux du restaurant, bousculant au passage quatre élégantes sexagénaires. Collins regarda ces femmes suivre le maître d’hôtel qui les conduisait à leur table, et vit leur déception en constatant qu’elles étaient placées au fond de la salle, parmi les familles avec enfants.
Son attention se porta alors sur une femme assise à la plus petite des tables, côté fenêtres, qui contemplait la mer d’un air pensif. Des cheveux gris, un visage ridé, de banales lunettes de soleil, une expression abattue — l’attitude de quelqu'un qui vient de perdre un être cher.
Ne s’attardant pas plus longtemps sur elle, il observa les autres tables. Quelque chose ne lui plaisait pas dans l’atmosphère de cette salle. Une heure plus tard, ce fut avec soulagement qu’il vit les Britland se lever et partir.
En passant devant l’accueil, l’ex-président fit signe à Collins. « Jack, un type dans la salle à manger s’est levé brusquement sans attendre son dîner. L’avez-vous remarqué ? Il me rappelle quelqu’un. Voyez ce que vous pouvez dénicher. »
Collins hocha la tête. Il fit signe aux quatre agents de son équipe d’entourer les Britland, et les laissa prendre le chemin de la sortie pendant qu’il s’arrêtait un instant au bureau de la réception.
À son retour à Belle Maris une heure plus tard, il avait pris des dispositions pour que le client de l’hôtel, enregistré sous le nom de « Norman Ballinger », soit surveillé vingt- quatre heures sur vingt-quatre. L’histoire de l’étui à cigarettes que lui avait rapportée le garçon du restaurant suivie de la description amusée du concierge racontant la hâte de Ballinger d’aller manier ses « battes » de golf lui confirmèrent que son instinct ne l’avait pas trompé.
Son bip retentit à la seconde où il pénétrait dans la maison. « Vous avez mis le doigt sur quelque chose, Jack, l’informa le quartier général. Ce Ballinger est en réalité Congor Reuthers, un des proches d’Angelica del Rio. Il reste dans l’ombre sur le plan politique, mais la rumeur dit qu’il est toujours dans ses bonnes grâces, chargé de ses basses besognes.
— Qu’est-ce qu’il fabrique à Boca Raton ? demanda Collins.
— Il semble qu’il soit au courant de la présence d’Alesso et ait pour mission de surveiller ses faits et gestes. Nous le faisons filer, mais soyez vigilant. Reuthers ne se salit pas les mains. Il peut avoir des complices. »
Collins mit fin à la communication et essaya de chasser de son esprit la pensée qu’Henry Parker Britland IV n’aurait pas dû racheter le Columbia.
Le mardi matin, Lenny Wallace s’aperçut avec angoisse que les mesures de sécurité avaient été renforcées sur le Columbia.
À sept heures, il avait pris contact avec Reuthers et appris que Miguel Alesso, le chef de l’opposition qui se présentait la semaine suivante contre le Premier ministre en place, était attendu pour déjeuner sur le yacht de l’ex-président Britland.
« Tu dois retrouver ces papiers, lui dit sèchement Reuthers. Le Premier ministre est personnellement concerné. Un échec est hors de question. »
Il ordonna ensuite à Lenny de se débrouiller pour pénétrer dans la salle à manger et surprendre la conversation qui se tiendrait durant le déjeuner.
Lenny faillit lui répliquer que seul un imbécile pouvait imaginer qu’un simple matelot, à moins d’être invisible, puisse se balader dans une pièce où se tenait une réunion confidentielle au sommet. Mais il pensa à sa maman et à ses tantes et promit de faire de son mieux.
Il fit cependant remarquer que l’ex-président était toujours escorté du chef de ses services secrets, Jack Collins, lequel était informé en permanence des faits et gestes de toutes les personnes présentes sur le bateau, jusqu’à leur moindre éternuement.
Reuthers eut le dernier mot : « N’oublie pas que ta mère et tes tantes ont été assignées à résidence — temporairement, j’en suis sûr. Fais pour le mieux. »
À midi pile, posté sur le pont de l’équipage, jumelles vissées sur le front, Lenny regardait une limousine s’arrêter sur le quai. Il vit deux hommes et une femme en sortir et embarquer dans le canot automobile : les Britland et, avec eux, le chef de l’opposition du Costa Barria, Miguel Alesso.
Une idée traversa soudain l’esprit de Lenny. La popularité d’Alesso ne cessait de croître. À chacune de ses apparitions, la population se déchaînait. Mettons que je ne trouve pas les papiers et que je disparaisse. Si jamais il gagne les élections, je pourrais alors prendre contact avec lui, lui raconter ce qu’on m’a forcé à faire, puis lui révéler où sont enterrés les corps. Peut- être me sera-t-il reconnaissant...
Mais non, c’était impossible. Il le savait. Il serait alors trop tard pour sa maman et ses tantes, ces femmes merveilleuses connues sous le nom des « Sœurs Alphabet ». Maman, la plus âgée, s’appelait Antonella, la deuxième Bianca, la troisième, Concetta, et ainsi de suite jusqu'à la plus jeune, Iona.
Essuyant une larme, Lenny Wallace fut à nouveau envahi par le sens du devoir et de la famille.
Il a l’accent de la vérité, pensa Sunday. Ils se tenaient tous les trois dans le salon. Henry avait invité Alesso à s'asseoir dans le fauteuil favori de Churchill.
« Toutes proportions gardées, bien entendu, avait fait remarquer Alesso avec un petit sourire, je peux comparer l’état précaire de mon pays à celui de l’Angleterre durant la guerre. » Alesso avait à peine trente ans, mais son visage grave, sa chevelure abondamment striée de gris et l’expression à la fois sage et triste de ses yeux bruns lui donnaient l’apparence d’un homme plus âgé.
Penché en avant, l’air tendu, il disait : « Angelica del Rio a conçu et fait exécuter l’assassinat d’un véritable grand homme. Son père, comme vous le savez sans doute, était le commandant en chef de l’armée du Costa Barria. Elle avait épousé le Premier ministre sur son ordre, avec déjà — j’en suis convaincu — l’intention de l’éliminer. Elle était alors et est toujours d’une grande beauté et douée d’un véritable charisme. Et, comme on dit, “un homme est un homme”... »
Il haussa les épaules d’un air désabusé.
« Très vite, elle a changé les gardes du corps personnels du Premier ministre, les remplaçant par des truands qui s’empressèrent de le trahir, y compris un cousin éloigné à elle d’origine anglaise, connu sous le nom de Congor Reuthers.
« D'après les informations que j'ai pu recueillir, elle s’est arrangée pour faire droguer son mari, votre propre père et vous- même, monsieur, avec un dessert préparé par son cuisinier personnel. Garcia del Rio a perdu connaissance et ses gardes du corps, sur ordre de Reuthers, ont lesté son corps et l’ont jeté par-dessus bord. Il a sans doute coulé au fond de l’océan.
« Les gardes du corps s’attendaient à être récompensés. Ils le furent. À leur retour au Costa Barria en compagnie de la veuve éplorée, ils furent exécutés pour manquement au devoir — tous, sauf, naturellement, Reuthers.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi elle a choisi cette nuit-là, sur ce bateau », fit remarquer Henry.
Sunday contempla son mari. Il se tenait droit dans son fauteuil pivotant, le menton appuyé dans sa main gauche, tendu de tout son être vers Alesso. Il lui sembla entendre les accents de Hail the Chief[5] flotter dans l’air.
« Angelica avait reçu un appel téléphonique de son père, le général, lui disant que son mari avait été averti d’une tentative d’assassinat imminente de la part de ses gardes du corps. Il l’avait également informée que del Rio était au courant des détournements de plusieurs millions de dollars qu’elle avait effectués aux dépens des organisations humanitaires dont elle était présidente. Il projetait de la faire arrêter à son retour au Costa Barria. Elle n’avait pas le choix. Elle devait agir sans attendre. »
Logique, se dit Sunday.
« Dans leur plan, le père d’Angelica devait prendre la tête du gouvernement. Mais le général a eu une attaque cardiaque la semaine suivante, et elle saisit l’occasion pour prendre sa place. Elle termina le mandat de son mari, puis, profitant de la vénération que son peuple avait éprouvée pour lui, elle s’empara du pouvoir absolu.
— Quelle preuve existe-t-il de tout ça ? demanda Henry. Vous avez parlé d’une preuve, señor. »
Alesso haussa les épaules. « La preuve se trouve dans l’enveloppe que Garcia del Rio vous a remise alors que vous aviez douze ans.
— Et comment le savez-vous ?
— Un garde du corps a tenté d’acheter un des gardiens de prison pour échapper à l’exécution, répondit Alesso. Il lui a parlé de l’assassinat de del Rio et raconté que Reuthers avait cherché sur lui une enveloppe avant qu’il ne soit jeté par-dessus bord. Cette enveloppe contenait une déclamation de del Rio, celle qu’il projetait de faire à son retour, et dans laquelle il accusait sa femme. Angelica s’était arrangée pour la lire, mais elle n’avait pas eu le temps de l’ôter de la poche de sa veste avant qu’ils n’aillent dîner.
— Pourquoi n’en a-t-on jamais rien su ? » demanda Sunday.
La question sembla surprendre Alesso. « Le gardien de prison aurait signé son arrêt de mort s’il avait avoué être au courant de l’assassinat du Premier ministre, dit-il. Ce n’est qu’à partir du moment où il s’est mis à boire, comme le font parfois les hommes sur le déclin, qu’il a commencé à parler. Il a fini par en dire trop et a disparu.
— Et aujourd’hui, après toutes ces années, l’énigme est finalement résolue, fit Henry pensivement.
— Non, monsieur, corrigea Alesso. Elle ne le sera pas avant que ces papiers, s’ils existent encore, ne soient retrouvés. Mais pour ce qui concerne le présent, je vous demande instamment à tous les deux de soutenir ma candidature. Je vous demande, madame la Représentante O’Brien Britland, de ne pas voter l’aide à mon pays tant qu’Angelica del Rio restera au pouvoir. L’appuyer reviendrait à renforcer l’oppression. »
Sunday ne put soutenir l’intensité de son regard. Elle détourna les yeux, craignant de trahir l’indécision qui l’habitait.
« Et vous, monsieur, continua Alesso en se tournant vers Henry, je vous implore d’engager le président des Etats-Unis à annuler le dîner qu’il doit donner en l’honneur d’Angelica del Rio. Le soutien de votre grande nation ne doit pas servir à étayer la position d’un tyran. »
Lenny savait qu’il n’avait aucune chance de se rendre sur le pont supérieur pendant que se tenait la réunion. Mais il avait appris qu’après le déjeuner les Britland regagneraient Belle Maris jusqu’à leur départ pour Washington, dans la matinée du lendemain. En bref, les services secrets omniprésents surveilleraient la propriété, et non le yacht.
Il terminait son service à 17 heures. Les autres trouveraient bizarre de le voir rester à bord sans aller faire un tour à terre. Tout en frottant le pont, il trouva la solution. Personne n’imaginerait qu’un pauvre type souffrant d’une intoxication alimentaire puisse faire un pas dehors.
Une heure plus tard, il se présenta au commissaire de bord, le visage luisant de transpiration, le regard flou, la démarche mal assurée.
« J’ai pas digéré quelque chose », gémit-il, les mains crispées sur l’estomac.
Dix minutes plus tard, il était allongé sur sa couchette, réfléchissant au meilleur moyen de s'introduire dans la cabine A. Il lui faudrait attendre la tombée du jour, profiter de l’obscurité de la nuit et d’une sécurité allégée.
Les événements à venir projettent leurs ombres, songeait Henry en buvant son café.
Sunday et lui dînaient sur la terrasse fleurie de Belle Maris. Les bougies dressaient leurs flammes vacillantes vers la pleine lune qui baignait le Columbia, au large, d'une lumière irréelle.
« Chéri, tu es bien silencieux », fit remarquer Sunday en hochant la tête à l'adresse de Sims qui s’apprêtait à lui servir à nouveau un double espresso.
« Même toi, tu n'arriveras pas à dormir après avoir bu une telle quantité de café, la gronda tendrement Henry.
— Tu me connais, je suis capable de roupiller comme une souche sur une planche en bois. C’est parce que j'ai la conscience tranquille. » Elle but une gorgée et fit claquer sa langue. « Comme on dit, ça, c’est du café. »
Son regard s’emplit de gravité. « Henry, je ne t’en ai pas parlé, mais tu crois vraiment ce qu’a raconté Alesso, n'est-ce pas ?
— Oui, et pour plus d'une raison. Hier soir, au restaurant, j'ai observé cet homme qui me semblait familier. J'avais raison. Je l'avais déjà vu. C'est l'homme de main d'Angelica del Rio, et il était à bord du Columbia la nuit du drame, il y a trente-deux ans. Il se tenait près de del Rio lorsque ce dernier m’a remis la lettre. Logiquement, il a dû soupçonner qu’elle se trouvait en ma possession. S'il sait qu'Alesso a découvert la vérité, il remuera ciel et terre pour la récupérer. Je voudrais pouvoir démonter le yacht morceau par morceau. Mais la lettre est restée introuvable pendant toutes ces années. Qui sait si une femme de chambre ne l’a pas découverte coincée quelque part et jetée à la poubelle.
— Vas-tu demander à Des d’annuler la réception donnée en l’honneur de Mme del Rio?
— Les visites officielles de chefs d’État ne s’annulent pas aussi facilement, chérie, sauf pour des raisons majeures. Si la señora del Rio l’emporte aux élections de dimanche prochain et signe le traité sur les droits de l’homme, les accusations portées par son adversaire perdront toute valeur. Sans preuve, elles ne seront pas crédibles. À l’heure actuelle, Alesso n’a aucune chance de la battre. »
Le regard de Sunday se porta vers le Columbia. « Henry, veux-tu que je te dise ? J’aimerais passer encore une nuit sur le bateau. J’adore dormir à bord. Cela ne t’ennuie pas ? »
Henry sourit. « Je présume que je suis inclus dans ton projet. Je crois que j’aimerais être bercé par la mer, moi aussi. Qui sait, peut-être le Columbia nous livrera-t-il enfin ses secrets. »
A neuf heures du soir, avant de quitter sa cabine pour se mettre à la recherche des papiers disparus, Lenny arrangea sa couchette de manière à donner l’impression qu’elle était occupée. Il avait remarqué la présence de nombreux patrouilleurs autour du Columbia chargés de veiller à ce que personne ne monte à bord. En tout cas, lui y était déjà !
Maintenant que le moment d’agir était venu, il sentait la nervosité le gagner. Le vrai danger était le trajet jusqu’à la cabine A. Une fois à l’intérieur, il serait tranquille. Il n’y avait aucune raison que quelqu’un vienne y fourrer son nez pendant la nuit.
Le plus difficile serait de découper l’épais panneau de chêne sans faire de bruit. Reuthers lui avait dit que la lettre et les feuilles du journal avaient sans doute glissé dans une ouverture ménagée pour l’installation d’un coffre-fort. Dans ce cas, ils ne pouvaient être tombés plus bas que le plancher, et il les retrouverait derrière la cloison.
Il était donc logique de démarrer par le bas de la cloison. Il serait plus facile de remonter que de descendre si les papiers étaient restés coincés.
Armé d’une scie, d’un petit marteau et d’une vrille qu’il avait dérobés dans l’atelier du bateau, il sortit avec précaution du poste d’équipage.
Les deux premiers ponts étaient déserts. Sur le pont supérieur il faillit se trouver nez à nez avec un agent des services secrets en faction au bas des marches qui menaient à la suite généralement occupée par les Britland.
À quoi sert ce type ? pensa Lenny, puisqu’ils sont rentrés chez eux à terre. Soudain, l’inquiétude s’empara de lui. Etaient-ils réellement rentrés chez eux ?
Trois minutes plus tard, il se glissait dans la cabine A. Il n'osa pas allumer la lumière. Heureusement la nuit était claire et la pleine lune éclairait toute la pièce. La cabine avait vingt fois la taille du cagibi qu’on lui avait octroyé, un double lit avec une tête de lit, un bureau fixé au mur, des meubles de rangement, un divan et plusieurs fauteuils — tout ce qui était nécessaire pour assurer le confort de ses occupants, même par une mer agitée.
La penderie était profonde. Une fois à l’intérieur, Lenny referma la porte, et se sentit alors libre d’allumer sa lampe-torche. Le coffre-fort se trouvait en effet là, contre la cloison du fond. De forme circulaire comme un hublot, avec sa porte peinte couleur de mer, sa serrure à secret semblable à un compas, il retint toute l’attention de Lenny.
Il passa lentement ses doigts sur la surface du coffre, songeant qu’il ne contiendrait jamais aucun bijou aussi précieux que ce qu’il recherchait.
Accroupi par terre, Lenny heurta le bois à petits coups pour en évaluer l’épaisseur. Epais, fichtrement épais ! Il a fallu abattre un sacré nombre d’arbres pour construire ce foutu yacht ! pensa-t-il, se préparant à une longue nuit de travail. Évidemment, s’il avait une hache et une scie électrique et ne se souciait pas d’attirer l’attention de l’équipage et des gardes restés à bord, il irait vite en besogne, mais ça ne faisait pas partie de ses plans. Avec précaution, il commença à percer un trou à quelques centimètres au-dessus du plancher.
Il continua avec obstination, s’arrêtant à peine pour se reposer toutes les quinze minutes. Deux heures plus tard, comme il s'étirait, il crut entendre un léger bruit. Éteignant rapidement sa lampe, il entrouvrit la porte de la penderie d’un centimètre. Ses yeux horrifiés lui sortirent presque des orbites.
Debout dans la pièce, lui tournant le dos, une unique lampe éclairant sa silhouette revêtue d’une simple chemise de nuit, la représentante Sandra O’Brien Britland était en train de défaire le lit. Stupéfait, Lenny la vit se coucher et éteindre la lumière.
Comme toujours, Henry avait raison, soupira Sunday, cherchant désespérément le sommeil après avoir laissé son mari profondément endormi dans leur suite sur le pont principal. Trop de café. Son cerveau était en ébullition. Mais ce n’était pas seulement l’effet du café. Il y avait autre chose. Un détail mentionné par Henry à propos de la nuit qu’il avait passée dans cette cabine trente-deux ans plus tôt. Quoi ?
Si seulement on pouvait retrouver ces maudits papiers, pensa-t-elle. Si Alesso dit vrai, une femme a fait assassiner son mari sur ce bateau et la preuve a pu être volée ici même, dans cette cabine.
Visiblement, le sommeil ne viendrait pas. C’était Henry, ce soir, qui y avait succombé le premier. Un fait si rare de sa part que Sunday avait décidé d’aller s’étendre dans le petit salon adjacent plutôt que de s’agiter près de lui, au risque de le réveiller. Puis l’idée lui était venue de descendre dans cette cabine. Après tout, c’était là qu’avait eu lieu le délit.
Henry lui avait dit quelque chose d’important concernant ce qui s’était passé le soir de la disparition de del Rio. Mais quoi ? Sans doute un détail en apparence si mineur que tout le monde l’avait négligé.
Dormir ici, dans la cabine où il s’était manifestement passé quelque chose, l’aiderait peut-être à faire remonter les faits à la surface. Avant de quitter la suite, elle avait laissé sur l’oreiller un billet griffonné à l’intention d’Henry, résistant à l’envie de remonter la couverture sur lui. Il risquait de se réveiller et de l’empêcher de sortir.
Art, l’agent des services secrets posté au pied de l’escalier, avait paru surpris de la voir, mais elle l’avait rassuré et il s’était contenté de hocher la tête.
J’espère qu’il ne croit pas qu’Henry et moi nous sommes fâchés, pensa-t-elle, amusée à l’idée qu’ils puissent un jour se disputer. Nous discutons sur certains points de temps à autre, c’est tout. Des discussions intellectuelles. Certainement pas des disputes.
Renonçant à s’endormir, Sunday tendit le bras et ralluma la lampe. Elle s’assit, releva les cheveux qui lui tombaient sur le visage, et empila les oreillers derrière elle. Sims avait déclaré que le mobilier du bateau n’avait pas été changé. Elle se représenta Henry, à douze ans, assis devant le bureau, rédigeant un compte-rendu détaillé de la soirée, bien qu’il fût, pour reprendre ses propres mots, « si fatigué qu’il pouvait à peine garder les yeux ouverts ».
Dans ce cas, comment peut-on avoir les idées assez claires pour écrire ? se demanda Sunday. Oh, et puis zut ! soupira-t-elle, tout ça ne me mène nulle part. Je ferais mieux d'essayer une bonne fois de dormir.
Elle éteignit à nouveau. Tout était si calme !
Henry avait peu de souvenirs précis de cette nuit, uniquement des impressions. L’impression que quelqu’un se trouvait dans la pièce, se penchait sur lui. Nous savons que son père est venu le voir. Mais quelqu’un d’autre aurait- il pu s’y introduire ?
Que m’a-t-il dit d’autre ? Pourquoi ai-je un sentiment bizarre à propos de toute cette affaire ?
Le silence fut rompu par un léger craquement qui accompagna l’accélération des oscillations du bateau. Un autre bruit suivit, plus précis, plus proche. Sunday tourna machinalement la tête vers la penderie.
Il lui semblait avoir entendu un glissement sur le plancher, provenant de l’intérieur de la penderie. Comme si quelqu’un y était enfermé. Oui. C’était ça. Elle en était sûre.
Avec précaution, elle glissa sa main le long de la table de nuit, cherchant la sonnette d’alarme, mais au même instant la porte de sa cabine s’ouvrit, la lumière s’alluma, et ses yeux croisèrent le regard inquiet de son mari.
Celui qui se trouve dans cette penderie ne s’attendait pas à me voir ici, pensa-t-elle. Il cherche quelque chose.
« Sunday, s’écria Henry. Qu’est-ce que tu fabriques... ?
— Oh, chéri, l’interrompit-elle d'une voix plus aiguë qu’à l’habitude, je comptais remonter tout de suite dans notre cabine. Je n’arrive pas davantage à trouver le sommeil ici qu’en haut.
— Je t’avais prévenue de ne pas boire autant de café.
— Je sais. Tu as toujours raison. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils t’ont élu président. »
Sunday sauta du lit, attrapa sa robe de chambre et sortit avec Henry, claquant fermement la porte derrière elle.
Dans la coursive, le voyant prêt à la questionner, elle posa sa main sur sa bouche.
« J’ai coincé notre bonhomme, chuchota-t-elle tout excitée. Il est là, dans la penderie. Je venais juste de m’en apercevoir quand tu es entré. Je te parie à dix contre un qu’il est en train de chercher les papiers disparus. Il sait qu’ils se trouvent là. Nous allons le laisser faire le travail à notre place. »
Une heure plus tard, armé de sa scie, Lenny s’affairait toujours à élargir l’ouverture de la cloison à l’arrière de la penderie de la cabine A. Reuthers a dû rêver, pensa-t-il, sentant sa déception se transformer en panique. Ces papiers ne sont pas là. Ils n’y sont pas !
Maman ! Mes tantes ! Tante Bianca, tante
Concetta, tante Desdemona, tante Eugenia, tante Florina, tante Georgina, tante Helena, tante Iona...
Des larmes de désespoir commencèrent à rouler le long de ses joues. Les papiers ne se trouvaient pas là et il en serait tenu pour responsable. Il ne lui restait plus qu’à trouver une manière de sauver la tête de tout le monde, y compris la sienne ; mais pour le moment il devait regagner sa couchette. La Britland était capable de vouloir inspecter la cabine encore une fois.
Lenny se glissa hors de la penderie, referma soigneusement la porte derrière lui, traversa la cabine sur la pointe des pieds jusqu’à la porte d’entrée qu’il ouvrit prudemment... Et se figea.
Le regard d’acier de Jack Collins était fixé sur lui.
« Alors, montre-nous ce trésor caché », lui ordonna Collins tandis que les autres agents le saisissaient par les bras.
Sur les conseils de Collins, Henry et Sunday s’étaient retirés à l’autre extrémité de la coursive, protégés par quatre agents.
Collins repoussa Lenny dans la cabine. « Manifestement, il cherchait quelque chose, monsieur, dit-il à Henry, désignant la paroi endommagée au fond de la penderie. C’est un des matelots. Un déplorable accroc dans le dispositif de sécurité.
— Peu importe, le coupa Henry. A-t-il trouvé les documents ?
— Il n’a rien sur lui, monsieur. »
Lenny savait que son seul espoir était de négocier, et vite. « Je vous dirai tout, implora- t-il, mais en échange, pouvez-vous les empêcher de faire du mal à ma maman et à mes tantes ?
— Nous essayerons, promit Henry. Parle !
— Monsieur le Président, votre robe de chambre », dit Sims.
Cet homme garde un air digne même en vêtements de nuit, pensa Sunday. Sims portait une jaquette passée sur son pyjama, des chaussettes de soie et des mocassins noirs.
« Une minute, Sims. » Henry avait les yeux rivés sur Lenny. « J'ai dit : parle. »
«... et Reuthers a appris que vous alliez faire démonter entièrement le bateau pour le rénover. Si vous trouvez la lettre et les pages de votre journal, il sait que ce sera la fin d’Angelica del Rio. Le peuple la lynchera. Il a dit que les papiers se trouvaient là, mais il se goure. Les papiers se sont évaporés. Disparus. »
Sunday vit sa propre déception se refléter sur le visage de son mari.
« Votre robe de chambre, monsieur, insista Sims. Vous allez attraper froid. » Il tressaillit. « Ô mon Dieu, cela me rappelle quelque chose. Il y a trente-deux ans, lors de cette horrible nuit, après la disparition du Premier ministre, je vous ai apporté votre robe de chambre avant de vous escorter jusqu'à la suite de votre père.
— Attendez ! s’exclama Sunday. Que dites- vous ?
— Je dis que j’ai apporté à Monsieur Henry — c’est ainsi que je l'appelais alors — sa robe de chambre et ensuite...
— Vous lui avez apporté sa robe de chambre ? Pourquoi ne se trouvait-elle pas dans sa cabine ? »
Des rides creusèrent le front de Sims.
« Bien sûr ! Bien sûr ! Voilà exactement ce qui s'est passé. J’ai apporté moi-même votre lait et vos biscuits dans votre cabine, monsieur. La cabine A. Et j’ai vérifié si tout était en ordre. J’ai alors entendu un bruit fort irritant qui provenait des toilettes et j’ai décidé de vous installer dans la cabine B pour la nuit. »
Sims fronça les sourcils à nouveau. « Oui, je m’en souviens très bien, j’ai apporté votre pyjama dans la cabine B et j’ai fait le lit. J’y ai également déposé votre lait et vos biscuits. Sachant que vous souhaiteriez écrire votre journal, j’ai aussi placé votre cahier et votre stylo sur le bureau de la B.
— Évidemment ! s’exclama Henry. La porte était ouverte, vous étiez là, et j’étais tellement fatigué que je n’ai même pas remarqué que vous m’aviez changé de cabine ! »
Sunday se tourna vers Collins : « Jack, attaquons la cloison de la cabine voisine. »
Un quart d’heure plus tard, l’ex-président des États-Unis levait les yeux des pages jaunies qu’il venait de parcourir. « Tout est là, fit- il d’une voix assourdie par l’émotion. Jack, passez-moi la ligne directe. Je dois parler au président Ogilvey immédiatement. »
L’instant suivant, il était au téléphone avec son successeur et lui lisait les derniers mots écrits par Garcia del Rio.
« C’est le cœur lourd que j’ordonne l’arrestation de ma femme, la señora Angelica del Rio, et de son père, le généralissime José Imperate, accusés de haute trahison et de détournement de fonds publics.
« J’ai été averti d’un complot ourdi contre moi. La tentative d’assassinat doit avoir lieu mardi. Mon informateur ignore si elle doit prendre place sur le trajet entre le palais et l’Assemblée nationale, où je dois prononcer un discours, ou plus tard, durant le dîner privé que je donnerai pour les dirigeants de mon parti. Le nouveau leader choisi par ma femme a peut-être décidé de tous nous empoisonner. Je crois que ma femme et son père sont parvenus à éliminer ma garde habituelle en portant de fausses accusations contre des hommes qui ont fidèlement assuré ma protection pendant des années. Ils les ont remplacés par leurs hommes de main, conduits par un certain Congor Reuthers, un lointain cousin d’Angelica qui a été élevé en Angleterre.
« Par ailleurs, j’accuse ma femme de détournement de fonds publics. Elle a dérobé des millions de dollars aux fondations charitables qu’elle préside, des dollars destinés aux citoyens les plus démunis de notre pays. Comme preuve, voici la liste et les numéros de ses comptes en Suisse. »
« Et voilà, Des, conclut Henry. Les pages de mon journal indiquent qu'au moment où mon père s’est levé pour prononcer une allocution à la fin du dîner, Garcia del Rio a échangé subrepticement son assiette avec celle de sa femme. J’imagine qu’il était constamment sur ses gardes. Puis j’ai fait une remarque concernant la crème brûlée préparée par le chef personnel de Mme del Rio, j’ai dit qu’elle avait un goût pharmaceutique. Je suppose que nous avons tous été drogués avec un sédatif afin que personne ne puisse se porter au secours de del Rio. J’ai noté qu’Angelica n’avait pas touché au dessert. Et maintenant, cher ami, la balle est dans votre camp. »
Il tendit l’appareil à Jack Collins et se tourna vers Sunday. « C’est fini, chérie. »
« C’est merveilleux », murmurait Sunday une semaine plus tard en voyant le nouveau Premier ministre, Miguel Alesso, répondre aux ovations de la foule au Costa Barria.
« Ce sera un excellent chef d’État, dit Henry, qui réalisera le rêve de Garcia del Rio pour son pays — le respect des droits de l’homme, un gouvernement démocratique, une économie saine et le droit à l’éducation pour tous. » Confortablement installés dans la bibliothèque de Drumdoe, ils regardaient l’émission spéciale qui avait suivi le journal de onze heures.
Sunday prit la main d'Henry. « Es-tu enfin convaincu que tu n’aurais pas changé le cours des choses, même si tu avais accompagné del Rio sur le pont cette nuit-là ?
— Oui, tu as raison, admit Henry. Je suis malgré tout heureux que son instinct l'ait poussé, au dernier moment, à glisser cette lettre dans ma poche. Sinon, nous n’aurions jamais connu la vérité.
— Et Angelica et son cousin vont enfin payer le prix de leurs crimes, ajouta Sunday. Je ne pense pas que la dame appréciera la prison à vie.
— Probablement pas, dit Henry en souriant. Et si nous faisions une dernière croisière sur le Columbia avant que ne commencent les travaux de rénovation ?
— Pourquoi pas ?
— Mais cette fois, tâche de rester dans la même cabine que moi. Je n’ai pas envie de partir à ta recherche au milieu de la nuit.
— Promis. On ne sait jamais ce que cachent les penderies, à bord de ce bateau. »